1840 - Gibert réinvente la dermatologie


Camille-Melchior Gibert


En feuilletant de vieilles revues médicales, on tombe parfois sur des séries d'articles surprenantes dont celle de ce billet, publiée en 1840 concernant la "renaissance" d'un enseignement de dermatologie à Paris. Comme dans le cas du billet précédant sur les cancers en 1836, le fait que cette série soit publiée en 1840 est surtout intéressant parce que la période est celle des grands changements. La première moitié du XIXe siècle dans la médecine française est la période où on bascule doucement de la magie et de l'empirisme vers la science. 





On est en 1840 à l'hôpital Saint Louis à Paris. On est en mai, vers le 9. La gazette médicale de paris (Gazette de santé et Clinique des hôpitaux réunie), annonce l'ouverture d'une clinique (d'un service) de dermatologie dirigé par le docteur Camille-Melchior Gibert. Gibert, comme ça, vous vous dites que ça vous rappelle quelque chose et vous avez raison, car c'est lui qui a donné son nom au pityriasis rosé de lui-même. Gibert n'est pas le fondateur de la dermatologie à Saint Louis puisqu'avant lui sévissait (le mot n'est pas choisi au hasard) Jean Louis Alibert, dermatologue connu à l'époque pour un atlas illustré des maladies de la peau que vous pouvez trouver sur gallica (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k10434314) et qui est effectivement très bien illustré.


Gibert est donc le successeur d'Alibert, mais surtout il est l'élève de l'ennemi d'Alibert, Laurent Theodore Biett. Et là vous vous demandez pourquoi j'insiste sur leurs liens ? C'est parce que c'est en partie à cause de cette détestation pas du tout cordiale, que Gibert a fait entrer, un peu à coups de pelle, la dermatologie française de 1840 dans la modernité (vous verrez pourquoi).

Contrairement à son prédécesseur, Gibert est le premier dermatologue à se lancer dans des cours réguliers, ouvert à tous, et publiés dans des revues médicales (c’est-à-dire très exactement ce que fera Charcot en neurologie 30 ans plus tard). Les comptes rendus de ces cours sont publiés dans la gazette médicale de paris, et vous allez voir que les thèmes abordés, l'ordre des notions abordées et les digressions politico-philosophiques sont assez déroutantes. Là encore ce point est important car le thème de ce billet n'est pas vraiment "la dermatologie de 1840", mais "comment on enseignait la médecine en 1840, en prenant pour exemple la dermatologie". Ne vous laissez pas dérouter par le plan du texte qui suit, laissez-vous porter, et on en reparle dans la conclusion.

Gibert commence sa série de cours en rappelant que depuis l'antiquité, les mots utilisés pour décrire les lésions dermatologiques se sont mélangés avec des expressions courantes, et que leur sens original s'est perdu. Et ce mélange ne date pas de 1840, car en 1777, Lorry, un proto-dermatologue, se plaignait déjà de l'usage du mot "herpes" pour désigner toute lésion cutanée, là ou dans l'antiquité on distinguait déjà l'herpès, l'eczéma, le lichen et l'impétigo. Sa plainte n'eut aucun effet puisqu'en 1782, un autre proto-dermatologue, Poupart publia une classification qui finalement ne retenait plus quatre lésions décrites par le terme de "dartre", affublé d'un adjectif qualificatif. En gros la séméiologie se résumait à la dartre farineuse et écailleuse, la dartre miliaire érysipélateuse, la dartre croûteuse et la dartre rongeante. Et puis un événement un peu inattendu survint : la révolution française. Alors autant la période révolutionnaire a permis d'expérimenter un peu tout et n'importe quoi en termes d'organisation politique ou en termes de calendriers, autant en médecine, il faut reconnaître que ça a été le calme plat. Du coup vers 1815, quand les choses se sont un peu stabilisées, Alibert (le prédécesseur de Gibert…suivez un peu quoi) pour publier une nouvelle classification des lésions dermatologiques, est reparti des dernières données disponibles, c’est-à-dire les dartres. Sauf que pas de bol, pendant ce temps-là, les vils anglais, et notamment Willan, profitèrent de notre petit passage à vide pour repartir de la sémiologie antique, fixer des règles précises d'identification des lésions, et surtout, pour rappeler qu'il existe cinq lésions élémentaires macule, papule, vésicule, bulle, pustule à partir desquelles on pouvait décrire des syndromes puis des maladies. C'était pas très sympa pour Alibert qui avait rédigé plusieurs gros bouquin avec sa terminologie à lui (ainsi qu'un concept assez baroque : l'arbre des dermatose - on dirait aujourd'hui la phylogénie des dermatose). Alors pour ne pas se laisser déborder par le perfide Willan, Alibert publia une nouvelle classification, mélange hétéroclite des deux classifications (la sienne et l'anglaise), qui, oh surprise, n'eut aucune crédibilité. A sa mort, sa classification fut jetée officiellement à la poubelle par la nouvelle génération de dermatologues, non seulement parce qu'elle était nulle, mais aussi parce que le chef de ladite génération suivante, était justement Gibert, élève de Biett, ennemi d'Alibert (vous voyez pourquoi ça compte ?).

Bon, on est donc en 1840, on a une classification toute claire et précise, et maintenant on fait quoi ? On essaie de réintégrer toutes les pathologies décrites avec un nom empirique par le très très nul Alibert, dans la nouvelle classification internationale (anglaise) pour essayer d'organiser le savoir et si possible commencer à réfléchir sur les causes.
  • Première grosses maladie de l'époque : la dartre squameuse humide. C'est une dermatose non contagieuse, partiellement héréditaire, fluctuant selon les saisons, la température, l'hygiène, l'alimentation et parfois le stress (Gibert parle d'impressions morales). Elle s'améliore quand les gens se lavent. Elle peut se manifester dans des circonstances inhabituelles comme dans un cas de rougeur pelvienne chez une femme galante (une prostituée) quelques heures après l'ingestion de charcuteries épicées, dans le cas d'un homme après la consommation de vin fort, ou encore dans le cas de tout un village Norvégien, ayant attrapé la radesyge ou lèpre du nord, après avoir consommé la viande d'une baleine échouée. Pour les cas provoqués par le stress, Gibert cite des lésions qu'il a surtout constaté chez les femmes, où le "chagrin ou la peur" provoquait une "dartre furfuracée". Bref, la dartre squameuse humide est quelque chose qui prend un aspect polymorphe, mais qui semble réactionnelle à l'environnement, chez des personnes prédisposées et qui n 'est pas contagieuse. Re-bref, c'est peut être un eczéma. Et ça, ça change tout, parce que distinguer l'eczéma des deux autres pathologies "dermatologiques" de l'époque, la syphilis et la gale, ça permet de ne pas soigner inutilement les allergiques (évidement ce concept est inconnu à l'époque), et de ne pas ignorer les premiers signes de syphilis ou de gale pour les traiter à temps (en même temps vu le traitement de l'époque…).
  • Deuxième gros problème, la syphilis. Gibert rappelle que les syphilides (nom qu'il donne aux lésions cutanées de la maladie), ne se présentent jamais sous la forme d'une vésicule, mais sous la forme d'une papule (appelée improprement avant lui : gale vénérienne… voyez comme tout était mélangé). Donc si la lésion visible est une vésicule, c'est un herpès, c'est la gale, ou c'est de l'eczéma, mais ce n'est pas la syphilis. Là encore ça n'a l'air de rien, mais ça change totalement la vision des médecins sur leur patients. 
  • Troisième gros problème : la gale, mais là la série d'article en fait l'impasse pour passer directement à ce qui intéresse les gens : les pommades et autres sons cosmétiques ! Ben oui, finalement les choses changent peu. Elles changent tellement peu, que Gibert rappelle avoir déjà trouvé des références sur les soins à apporter à la peau dans les textes de Celse (100 avant JC) et chez Juvénal (50-127 après JC). Et comme il n'y a rien de tel pour étaler sa culture que de citer les textes antiques, et comme ça fait un peu le lien avec le billet sur les potions magiques, voilà les exemples qu'il donne :
Un pommade à base de résine, alun et miel pour effacer les tâches et les boutons,
Une colle apposée sur les lèvres qui rendaient les baisers désagréables
De la terre de Chio ou de samos dissoute dans du vinaigre pour blanchir la peau

En tout cas, les trois pathologies requérant des soins cosmétiques que Gibert connaît la mieux, parce que c'est pour elles qu'on le consulte le plus, sont la couperose, l'acné et la mentagre. Alors je sais pas vous, mais si les deux premières me sont familières, la "mentagre" est une découverte. C'est l'ancien nom du sycosis, et là encore, honte à moi, j'en avais jamais entendu parler avant. Mais pour le coup, Wikipédia a un article là-dessus (https://fr.wikipedia.org/wiki/Sycosis_de_la_barbe)


Je vous passe les conseils de Gibert sur la couperose (pour faire simple, il conseil le thermalisme, et plus particulièrement à Uriage-les-bains), et sur l'acné, pour profiter encore un peu de l'étalage de culture générale dont il fait preuve. Selon lui, la mentagre est décrite par Pline comme une maladie ayant débarqué à Rome. Elle se manifeste (et se manifestait), par un aspect de la peau en chair de figue, résultant de la confluence de pustules d'acné qui prenaient un aspect de tubercules. La forme romaine était contagieuse et aurait été importée par un chevalier romain venant d'Asie (en gros, n'importe où au-delà de la Grèce). Les romains étant des gens pragmatiques, le traitement qu'ils ont essayé en premier était la cautérisation au fer rouge (reconnaissons que c'était radicalement efficace). Mais devant le petit effet secondaire de rien du tout (la douleur et la cicatrice résiduelle), ils ont ensuite tenté un emplâtre dont la recette semble avoir été conservée dans le temps (mais que je n'ai pas trouvé) grâce à une compilation de textes médicaux antiques rédigée par Aetius d'Amide au IVe siècle (si je vous donne son nom, c'est essentiellement pour vous inciter à vous intéresser à ses écrits : vous verrez que la médecine antique était loin d'être aussi catastrophiquement minable que celle du moyen-âge). Quelques siècles plus tard, Gibert semble dénigrer les traitements antiques car en 1840 on a bien mieux : les douches de vapeur et les douches sulfureuses, alternativement froides et chaudes.

Bon, j'arrête là parce que même si les cours continuent sur de nombreux numéro de la Gazette médicale, mon intention n'est pas de vous en faire un résumé de texte, mais d'essayer de vous faire voir ou sentir l'ambiance de l'époque :
  • C'est une époque où les médecins, toute spécialité confondue, essaient d'organiser le savoir et de le débarrasser de toutes les couches d'empirisme et autres superstitions.
  • C'est le début timide des consensus internationaux.
  • C'est une époque où la référence à l'antiquité reste très marquée, parce que, par bien des points, les savoirs antiques étaient équivalents voir supérieurs aux savoirs de l'époque (c'est le cas ici avec la classification des "dermatoses").
  • C'est aussi une époque où les cours (et par conséquent leur retranscription dans des revues scientifiques), suivaient un plan qui nous semble joyeusement chaotique. Ce style où il n'y a pas de véritable introduction, pas de chapitre, un mélange de pathologies, physiopathologies, histoire de la médecine, traitements et considération morales, se retrouve dans tous les textes médicaux de l'époque. On a l'impression que les professeurs s'écoutaient parler. C'est un peu vrai (j'en sais rien, tout comme vous je n'y étais pas) mais ce qui ressort des commentaires et des descriptions de ces cours par les spectateurs, c'est surtout une grande maîtrise de l'élocution. Ces professeurs entaient avant tout des grands orateurs et leur cours éteint des spectacles. Il faut imaginer tout ce que vous venez de lire, dans un amphithéâtre en bois, avec un Gibert trônant au centre de la scène, montrant les lésions qu'il cite, sur des cobayes (ses patients) pas forcément volontaires. En dermatologie, l'effet était encore plus marqué en raison de la qualité visuelle des maladies. Quand je dis que c'était un spectacle, c'est au-delà de ce que vous pensez. A une époque où les normes éthiques étaient loin des nôtres (Gibert en 1859 à volontairement inoculé la syphilis pour voir ce qu'il se passait), les cirques montrant des "monstres" qui n'étaient en fait que des malades, étaient nombreux. C'était aussi un moyen pour ces patients de se faire de l'argent. Et comme les revenus qu'ils pouvaient en tirer n'étaient pas négligeables, dans les années 1870, des individus se donnaient les moyens d'être exposés dans ces cirques. C'est le cas par exemple d'un homme fascinant : le capitaine Constantine, tatoué de pied en cape et qui gagnait presque 1000$ de 1870 par semaine en s'exposant dans le crique barnum. Si cette histoire vois intéresse (celle de Constantine), je vous conseille l'article de N.Kluger et B.Cribier : Kaposi, Hebra et l'homme tatoué de Birmanie - Annales de dermatologie et de vénéréologie (2013) 140, 72—74 (http://www.em-consulte.com/article/781215/kaposi-hebra-et-lhomme-tatoue-de-birmanie)
Bref (j'adore le mot bref), ce que j'essaie de vous montrer, c'est que la médecine de cette époque, nous est faussement familière. On reconnaît les mots et les maladies, on reconnaît la démarche scientifique, mais on oublie que ces médecins étaient, selon non normes, totalement dépourvus de morale dans une société, qui, toujours selon nos normes, l'était tout autant.

Pour les articles orignaux de la Gazette médicale les liens sont là :

Partie 1 : http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?dico=perio&chapitre=dermatologie&p=30&do=page
Partie 2 : http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?dico=perio&chapitre=dermatologie&p=33&do=page
Partie 3 : http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?p=35&dico=perio&chapitre=dermatologie&do=page